L’œil infusé
Exposition d’Armén Rotch à Paris
Par Chakè MATOSSIAN
Armén Rotch crée un univers mystérieux en ordonnant, en collant ou en compressant des sachets de thé usagés. Il perçoit la force de l’insignifiant, met en acte la puissance du résidu. Il ne s ‘agit pas de faire œuvre d’écologie, de s’inquiéter d’une récupération mais bien plutôt de révéler la dimension esthétique du résidu, d’en signaler le secret. Par l’agencement des sachets de thé selon leur texture, leur couleur, leur taille, leur format, l’artiste opère une transformation  et crée un objet à la limite de la matière.

                                                                                                                          

Rotch choisit quelques mousselines de thé, rondes, dont il laisse le fil pendouiller et les met dans une boîte-vitrine, créant une atmosphère de musée d’histoire naturelle, de cabinet de curiosité. Il animalise l’objet ; les petites mousselines de couleur ivoire ou plus ou moins brunes ressemblent à des méduses classées par le naturaliste. Autant dire que Rotch fait éclater l’esprit de classification, car cette boîte bien sage enfermant derrière une vitre une série de méduses-mousselines nous invite à briser les cadres de notre pensée raisonnante et ordonnatrice.  Nous sommes conviés à questionner la limite entre matière morte et être vivants, à redécouvrir la vie dans la matière textile ou le paper, à suivre les fils et leurs contorsions dans leur différence infime et intime. Les méduses entretiennent un lien étroit avec l’art, leur grâce flottante et leurs mouvements érotiques aura frappé Paul Valéry de même qu’un Michelet fasciné par leur phosphorescence et leur « chevelure » vibratile. Que dire des superbes dessins de Charles-Alexandre Lesueur, ces vélins envoûtants qui accompagnent l’Histoire générale des méduses (1810) de François Péron ? Si Rotch reprend à son compte la connivence entre la créature marine et l’art (pensons à toutes ces formes-méduses des lampes et des lustres de l’Art Nouveau), il emprunte une voie de traverse en transformant la petite bourse de  mousseline usagée en méduse que l’on pourrait dire de type « cuviérie thalassine » ou « cétosie bonnet » pour ses couleurs. Ce n’est plus la méduse transformée en objet mais bien l’objet anodin ranimé en méduse.

Méduse, c’est aussi bien sûr, une histoire d’œil, l’œil absolu, le regard fatal. Et Rotch n’oublie pas l’aspect mortel et pétrificateur qui rattache l’animal au personnage mythologique. Certains de ces sachets portent de fines piques en métal pointant vers le spectateur, ils sont en quelque sorte pourvus d’un dard et dardent donc ceux qui les regardent. Les méduses empoisonnent leur proie grâce à leurs tentacules urticants. L’artiste n’a-t-il pas pour vocation de nous empoisonner aussi, de provoquer en nous une sorte d’urticaire, d’irriter notre vision somnolente et dogmatique du monde quotidien ? Nous enfermons dans la « banalité » toute la diversité du monde environnant, nous oublions la singularité de chaque élément, le trésor que recèle le résidu. Or la pauvre infusette se fait témoin historique, signe économique et sociologique. Elle signale l’orient et les voyages, le rituel sacré, l’étonnement de la découverte d’une saveur nouvelle, la convivialité, le réconfort dans les déserts d’Arabie comme dans les neiges sibériennes.
Les différences entre les modèles de sachets de thé témoignent de la hiérarchie en vigueur dans la société. La mousseline ronde, fermée à la main ou artisanalement par un fil de coton, se démarque du sachet plat et replié sur les coins avec son petit fil agrafé par la machine. L’art du thé, ritualisé se distingue de la tasse de thé devenue populaire. Mais Rotch ne méprise rien, la mousseline ayant contenu un thé précieux ne reçoit pas de rôle prédominant, toutes les infusettes se retrouvent dans l’assemblage des couleurs en vue d’une forme en devenir et la variété socio-économique cède ainsi le pas à la variation chromatique.

Il est une propriété que le thé partage avec la couleur qu’utilise le peintre. Rotch peint aussi, et plusieurs toiles se trouvent également exposées, reprenant le rythme des tableaux de sachets, jouant sur les lignes comme celles que tracent les sachets par leur forme géométrique ou leur fil attaché. Ligne et fil sont à la même source étymologique. 


De même, le thé et les pigments ressortissent-ils aux « pharmaka » terme par lequel le grec ancien désigne aussi bien le remède  que le poison. Le thé d’abord apprécié pour ses propriétés pharmaceutiques, se transformera, de par la saveur agréable, en drogue universelle. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt – auteur de presque tous les articles liés à l’art et l’esthétique – écrivait à l’entrée « thé » :

« Les Chinois & les Japonais attribuent au thé des vertus merveilleuses, comme il arrive à tous ceux qui ont éprouvé quelque soulagement ou quelque avantage d’un remède agréable ; …  mais en même temps l’usage immodéré de cette feuille infusée perpétuellement dans l’eau chaude, relâche les fibres, affaiblit l’estomac, attaque les nerfs, & en produit le tremblement; de sorte que le meilleur, pour la conservation de la santé, est d’en user en qualité de remède, & non de boisson agréable, parce qu’il est ensuite très difficile de s’en priver ».
Les milliers de sachets de thé réunis par Armén Rotch montrent l’attirance pour ce goût « agréable » et l’intérêt pour l’artiste de relancer  ce goût, de partir de la saveur, de l’ « aisthesis » pour créer une saveur visuelle, une atmosphère qui enveloppe le spectateur.
Il arrive à Rotch de vider les sachets, de les assembler en un tableau révélant leur quasi transparence, perturbant la croyance en l’intériorité qui supplanterait la visibilité de l’enveloppe, son extériorité. Rotch nous montre la profondeur de l’inframince, l’intériorité d’une tache de thé qu’il nous revient d’interpréter comme une tache d’encre ou le marc de café. Vider les infusettes n’empêche pas l’artiste d’en prendre soin, de les ranger et les ordonner sur un tableau à la manière d’un entomologiste. Sur le tableau, les infusettes se trouvent délicatement aplaties. L’on passe de la platitude de l’objet quotidien à la question du plat, du support. Qu’est ce que supporte notre corps enveloppe ? L’on pense au Saint Barthélemy de Michel-Ange tenant sa peau flasque dans la main et sur laquelle le peintre s’est représenté, alors qu’il écrit dans un poème magistral : « j’ai des os assortis de ligaments dans un sac de cuir ». Rotch n’a pas la férocité du génie michelangesque, mais il questionne néanmoins l’enveloppe et avec elle nécessairement, cela même qui la rend animée, la vie. L’on comprend ici le rôle imparti au végétal, en la poussée par excellence, ce qui revient, renaît. Le sachet de thé de part sa quasi transparence, ne recèle pas de mystère, à la différence de la plupart des enveloppes, ces coffres, ces boîtes ou paquets scellés qui enferment l’inconnu et nous attirent ou nous effraient, dans l’attente de leur ouverture. Chez Rotch, le secret, loin d’avoir disparu réside dans le geste de l’artiste et non dans le sachet. La vie pénètre le faire et c’est cela même que Rotch communique, déplaçant le mystère de la vie là où il doit être, dans l’énergie invisible de celui qui fait et qui transmet cette énergie à l’œuvre  réalisée, inachevée, elle-même porteuse d’une énergie communicative. Communication dont fait du reste partie la collecte des sachets créant un véritable réseau participatif.

Avec le contenu des sachets vidés, ce thé ou ces herbes infusés, séchés, Armén Rotch forme des petits tas prenant place dans cette étrange installation présentée au sous-sol de la galerie, sorte de grotte ou de caverne. Outre ces monticules, des sachets jonchent le sol, comme les pièces de monnaie d’un trésor caché que le regardeur découvre avec  l’émerveillement de l’enfant imaginant la grotte d’Ali-Baba. Au milieu de ces tas, dans cet éparpillement, Rotch a monté une structure rigide évoquant le sarcophage, tout entière faite d’infusettes compressées et maintenue par une discrète armature de métal. Au mur, les sachets tissent une sorte de tapisserie au mouvement drappé, évoquant les magnifiques œuvres de l’artiste ghanéen El Anatsui. Dans le ventre de la galerie, Rotch a élevé une poétique des ruines, un amoncellement qui n’est pas le chaos angoissant mais un décor archaïque où circule une présence en accord avec un monde invisible, il établit une cohabitation complice avec les fantômes vivants.

C’est bien sûr toute une interrogation envers la vie et la mort qui se pose ici, dès lors que le sachet de thé revient à la vie, non seulement par l’utilisation esthétique qui en est faite mais aussi par son animalisation et par son passé végétal encore présent dans l’enveloppe ou dans les tas. Le végétal capte la lumière que Rotch tente de nous rendre en la faisant émerger de l’ombre dans la caverne, en réalisant un scintillement des sachets au sol et sur les murs.
Nous apparaît également la question de l’usure, car il s’agit  bien de sachets usagés, c’est à dire ayant été ébouillantés, trempés, avant d’avoir infusé un temps précis selon leur contenu. Il ne reste de l’eau que les marques, les taches et ces colorations qu’elle a occasionnées sur les sachets. Les marques du temps qui s’écoule lui aussi. Usé le sachet abandonné et collecté témoigne d’un vécu d’une histoire. L’ébouillantement et l’infusion auront engendré un breuvage délectable, conférant au sachet de thé la capacité d’exprimer en miniature un processus de purification. L’infusette nous rappelle que l’eau parfumée contient avec elle bien d’autres choses que nous avons bues sans nous en apercevoir et que parmi ces choses, il y a des images.
La « madeleine de Proust » n’existerait tout simplement pas sans la tasse de thé.


                Nor Haratch N°42, 6 avril 2017



Chakè Matossianest est philosophe, docteur en Théorie de la Communication. Elle a enseigné à l’Université Nouvelle de Lisbonne et est actuellement professeur à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles – Ecole supérieure des arts. Elle a publié L’Art moderne et la question du sacré (collectif, éd. du Cerf), Restauration, formes de rétablissement (collectif, Anvers 93/Mardaga) ainsi que divers catalogues d’artistes internationaux. Elle a collaboré à de nombreuses revues internationales telles que Traverses (Centre Pompidou), Furor-Revue d’esthétique et de rhétorique (Genève), La Part de l’Œil (Bruxelles), Coloquio/Artes (Fondation Gulbenkian, Lisbonne). Membre de L’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA), elle collabore au supplément « Midk yev Arvesd » du quotidien Haratch. Elle a organisé le numéro 11 de la revue d’esthétique La Part de l’Œil, consacré aux rapports entre arts visuels et médecine. Elle a publié, aux éditions La Part de l’Œil, les livres Espace public et représentations (1996) et Fils d’Arachné – Les tableaux de Michelet (1998). Son ouvrage Saturne et le Sphinx (Proudhon, Courbet et l’art justicier) est paru à Genève, aux éditions Droz en 2002. Outre différentes conférences sur Michelet données au Collège de France et publiées, elle a dirigé l’ouvrage Art, anatomie, trois siècles d’évolution des représentations du corps, paru en 2007 à Bruxelles, éd. La Part de l’œil. Elle a donné, au Collège de France, en 2007, une conférence sur « L’Ararat comme lieu prophétique de la peinture : Vinci et Dürer » en parallèle à la parution de l’étude « Dürer sur l’Ararat » dans le n° 21-22 de la revue La Part de l’œil.