Ar(thé)facts

Un jour il y a eu le premier sachet. Au lieu de le jeter, il l’a regardé.Le jour d’après il a gardé son sachet. Puis, il l’a séché et soigné comme on soignerait quelqu’un. Avec patience petit à petit, ils se sont apprivoisés, alors quand les sachets sont devenus nombreux il a commencé à les coller sur une petite toile d’abord. Ce n’était plus de simples déchets, mais des présences (ou des absences), des bouts de souffles qui se sont imposés naturellement dans nos vies.

Naturellement…car le thé est naturel, même si le sachet ne l’est pas. Le sachet est quotidien, habituel, mais pas naturel. Art(thé)fact – hybride insignifiant du naturel industrialisé. Elément assez typique sommes toutes d’une vie de consommateur lambda pressé, à des milliers d’années lumière de la cérémonie de thé de cet extrême orient mystique de l’imaginaire occidental.

Il gardait ses sachets et on a tous fini par lui garder les nôtres. Plus le temps passait, plus à force de regarder, de le regarder les changer en quelque chose de presque vivant, ce n’est plus le sachet usagé qui changeait mais nous mêmes, notre regard.

La forme, la couleur, le parfum du thé se sont ouverts à nous. C’est très précis un sachet. Une certaine forme, ni trop grand ni trop petit. Ce n’est pas souple ça impose son propre rythme à cause de cette taille toujours presque la même mais pas tout à fait. Le sachet était toujours là mais il avait fini par s’imposer, par nous apprendre à le regarder non pas lui, mais à travers lui.

Ce n’était plus du tout un déchet, mais une clef qui ouvrait des portes à d’autres envies jusqu’alors insoupçonnées, comme ce livre trouvé par hasard près d’une poubelle tel un signe du destin « le livre du thé » d’Akakura Kakuzo, l’aurais-je remarqué sans les sachets ?

Autour de nous les amis et voisins ont fini par adhérer à notre « thé-ophilie » et nous offraient leurs sachets aussi. Le jour où j’ai demandé par les réseaux sociaux si de buveurs voulaient bien nous envoyer leurs sachets usagés, je n’aurais jamais imaginé que nous allions recevoir des mois durant des milliers de sachets du monde entier ! Le plus difficile a été de devoir leur dire d’arrêter. Les gens ne voulaient plus jeter… quelques uns ont fini par les garder comme compost, mais tous avaient eu du mal à jeter…

Avant cela, le thé on le buvait nous aussi sans réfléchir vraiment, juste pour le goût, ou par habitude. On ne se demandait pas comment il était arrivé là, ni pourquoi sa grand-mère le buvait dans une tasse et la mienne dans un verre. Nous n’avions jamais réfléchi au fait que le monde était partagé entre buveurs de thé et buveurs de café, selon la zone d’influence de tel ou tel empire colonial. Qu’il y avait eu la révolte du thé et qu’il y a hélas le parti du thé. Récupérer des sachets inutiles pour les transformer et finalement être transformé par eux…

Recycler des sachets, recycler des idées en étant attentif au peu, au presque invisible qui semble insignifiant. Faire ce qu’on a à faire à sa mesure en se posant des questions mais en y répondant aussi. Nous avec Armén, nous créons des mondes éphémères – installations in situ – pour montrer que la beauté sauvera le monde s’il y a quelqu’un pour la regarder.

Souvent on nous demande « Combien de temps avez vous mis à réaliser une œuvre ? » nous répondons « Toute une vie » On nous demande « Combien de temps va pouvoir durer votre oeuvre ? » nous répondons « Tout dépend de l’attention que vous y porterez, si vous êtes attentif ça durera tant qu’il le faut… » Mais le plus important pour nous c’est de changer votre regard…î

Gilda RG